Parce que c’est un séminaire de muséologie, je voudrais parler des musées, et ainsi commencer par parler du Google Art Project, avant de parler plus généralement des digital studies. Je vais diviser cette présentation en trois parties : dans la première, je proposerai une interprétation du Google Art Project, dans la deuxième, je parlerai des objets numériques et de ce que l’on peut appeler « la technique des relations », avant de proposer quelques pistes de réflexions à ce sujet.
Le Google Art Project procède de la volonté de constituer des musées sur le web. Mais on doit se demander quel est le sens d’un tel projet ? Est-ce un simple projet de collection ? Comment penser la nature des choses qui seront ainsi présentées sur le web ? Par exemple : puisque ces choses seront des copies numériques, seront-elles moins authentiques ? Je pense que ce projet contient au fond la proposition suivant laquelle toute chose peut-être convertie en chose numérique – je ne parle pas encore d’ « objet numérique », mais bien de « choses » numériques. Le Google Art Projet est aussi un site social où l’on peut signer et collectionner les tableaux, et partager cela avec d’autres, via des réseaux sociaux tels que Facebook ou Google+. De ce fait ce projet crée un nouvel espace, un « environnement », qui déplace l’espace physique. Je dis déplace et non pas remplace : car la création de cet espace ne veut pas dire que l’espace physique va disparaître, mais qu’il devient lui-même inséparable de l’espace en ligne. Peut-être les mots « espace » ou « environnement » ne suffisent pas pour décrire ce changement de phase – ce déplacement. Je propose de comprendre cette situation en fonction de ce que Jacob Von Uexküll appelle « Umwelt » – et que l’on traduit le plus généralement en Français par le terme de « milieu ». Le « Umwelt » c’est ce qui situe entre l’environnement et les contextes, dans lequel les animaux interprètent le Umgebung, c’est à dire l’espace objectif, afin de produire leurs propres mondes. Von Uexküll donne l’exemple de la tique : la tique est un insecte qui n’a pas d’yeux, mais qui réagit à un certain nombre de signaux. Ces signaux, ce peut-être par exemple l’approche d’une vache : en fonction de ce signal, la tique se laisse tomber de l’arbre, et se retrouve sur le dos de l’animal. Un autre ensemble de signaux vont lui permettre ensuite de décider de l’endroit où elle va venir se loger. Suivant qu’elle trouve ou non cet endroit, elle décidera de rester – pouvant alors se nourrir – ou bien de retourner vers l’arbre. C’est au niveau de ces signaux que Von Uexküll trouve le lieu d’unification de ces espaces, et à partir duquel sont produits des mondes singuliers. Ce que l’on appelle le virtuel n’est pas, de ce point de vue, en opposition au réel – mais dans un rapport réciproque défini par ces signaux.
On se demande alors ce que sont ces signaux. Les signaux sont les relations qui construisent le monde des individus et des collectifs ? Les signaux que comprend la tique sont invisibles, immatériels. Dans le monde technique on trouve d’autres types des relations, d’autres types des signaux qui, pour moi, constituent l’ensemble de ce que Bernard Stiegler appelle la grammatisation. Je cite ici sa explication de cette terme « la grammatisation désigne plus généralement le passage d’un continu temporel à un discret spatial, une forme fondamentale de l’extériorisation des flux dans ce qu’il nomme les « rétentions tertiaires » (exportées dans nos machines, nos appareils). En ce sens général, le processus de grammatisation n’est plus seulement la grammatisation du langage, mais celui, plus général, des gestes ou comportements ». Comme nous l’avons vu précédemment, on trouve surtout des dynamiques entre des relations de différentes sortes. Sans entrer dans les détails de l’histoire de la technique dans son ensemble, je voudrais proposer quelques exemples qui, je l’espère, pourront démontrer le bien fondé d’une telle position.
Pour ce qui concerne la technique mécanique, on trouve des relations entre des choses comme les poulies, les courroies, les roues, etc. C’est là que l’on trouve les relations matérielles qui sont concrétisées par les appareils techniques, au contraire des signaux de la tique qui sont le vent, l’odeur et la température. Il me semble qu’on peut ainsi comprendre l’évolution des relations en fonction de ce que Gilbert Simondon nomme concrétisation des objets techniques. Quand Simondon parle de l’évolution de la diode à la triode,il ne parle plus de relation mécanique mais de relations qui sont réalisées par le contrôle des électrons. C’est à dire une nouvelle relation qui est aussi microphysique. On peut dire que ces relations deviennent plus précises et plus diversifiées, et soutiennent un circuit qui est lui aussi plus compliqué. Mais elles dépendent encore de la surface de contact. Le terme de grammatisation renvoie dans ce cas à la fois à la transformation des relations imaginaires et naturelles en relations concrètes et matérielles, et à l’explicitation de ces relations. Si l’on suit le passage de la technique mécanique à la technique analogique et finalement à la technique numérique aujourd’hui, on peut identifier un processus suivant une telle évolution des relations.
Afin de comprendre les relations numériques, on ne doit pas en rester la discussion des relations binaires, on ne peut pas seulement parler en termes de 0 et de 1. Au contraire, je propose de le comprendre en termes de données et de meta-données. Le Google Art Project est un bon exemple de ce que j’appelle la « dataification of things » – que l’on pourrait traduire en Français par « donnéification des choses » – c’est à dire la production de nouvelles entités en tant que données et meta-données. Mais on ne peut pas en rester là. En fait, il y a un autre processus, que j’appelle la « thingification of data » – que l’on pourrait essayer de traduire en Français par « chosification des données », ou par l’expression d’un « devenir chose des données ». Ce processus est celui suivant lequel des relations sont concrétisées, en tant que forme et en tant que chose, qui peuvent être reconnues et gérées à la fois par les ordinateurs et les humains. Les données ne sont pas quelque chose d’aléatoire mais sont formalisées comme des choses concrètes par le schéma des méta-données. Ces schémas sont connus comme des ontologies, qui sont une partie importante de l’architecture du web sémantique. C’est l’utilisation de ces ontologies qui précisent le sens des articles à partir du HTML, et produit les relations qui ont une certaine affinité avec le langage. L’ontologie en ce sens est la forme qui donne de l’objectivité à des données, et c’est exactement ce qu’ Emmanuel Kant appelait schématisation quand il parlait de l’imagination transcendantale dans la Critique de la Raison Pure. La schématisation n’est pas dans l’esprit de l’homme mais dans l’ordinateur. Elle permet la constitution de relations entre les objets numériques, comme par exemple entre deux peintures à l’huile qui partagent le nom du même artiste, du même musée, etc. En même temps elle permet la constitution d’un langage commun entre les êtres humains et les ordinateurs. On doit admettre que ce langage est encore très limité, mais il constitue un grand progrès par rapport au HTML. C’est là est l’un des facteurs fondamentaux du développement de ce que l’on appelle le ‘social computing’. On peut aussi parler de la manière dont ce qu’il faudrait nommer un processus de conceptualisation, nous sommes désormais capables d’interagir directement avec ces objets : en quelques clics, on peut les faire glisser, les modifier, les effacer, les actionner…etc. D’une part donc schématisation, et d’autre part objectivité: ce sont les deux premières caractéristiques de ce que l’on peut alors appeler des « objets numériques ».
Regardons l’architecture simplifiée de Google Art Project. Les objets se connectent les uns aux autres en fonction d’un ensemble de relations sémantiques formalisées. Parfois le nombre de méta-données est trop grand pour qu’on puisse le comprendre d’un seul regard. Par exemple un objet numérique tel qu’un tableau, a une résolution de presque sept milliards de pixels, soit pratiquement mille fois plus qu’un appareil photographique ordinaire. Chaque image pèse près de 50 Mo. Comment Google parvient à exposer une image d’une telle taille ? L’image est découpée en différentes parties, qui elles-mêmes sont réunies par l’intermédiaire de méta-données. Mais, plus encore, chaque partie de l’image possède plusieurs copies de résolution différentes. Ainsi quand on zoome, un certain nombre de méta-données permettent de remplacer la partie de résolution basse, avec une partie de résolution plus élevée. Les métadonnées ne sont donc pas sur le web seulement des ontologies proposées par le web sémantique, mais une multiplicité de relations permettant un certain nombre d’opérations, qui elles, demeurent relativement simples pour l’opérateur. Bien sûr, on ne doit pas oublier les ‘tags’ qui sont considérés comme un défi du point de vue de la formalisation des métadonnées. On peut donc proposer de voir ce problème du point de vue d’une technique des relations, qui est une nouvelle étape, dans ce que Stiegler nomme la grammatisation.
Que peut-on du concept de « technique des relations » ? C’est une question très compliquée. J’ai essayé, dans ma thèse de doctorat, d’en exposer les possibilités à partir des interprétations alternatives de David Hume, de Martin Heidegger et d’Edmund Husserl. Mais je voudrais ici simplement dire deux choses. Pour pouvoir penser ensemble la grammatisation et la technique des relations, il faut renouveler le concept du système aussi bien que la compréhension que nous avons de l’expérience quotidienne. La première concerne la possibilité d’une pensée relationnelle, qui est utile pour imaginer les connections que l’on peut faire ou qui se font entre des domaines et des choses différentes. Un système technique est toujours un système relationnel, et de ce point de vue la question devrait toujours être : quelle relation et quel système, ou encore quel type de relation pour quel système ? La numérisation ne consiste pas du tout seulement en une reproduction des choses existantes, mais aussi en l’intégration de systèmes séparés à un milieu numérique et un Umwelt soutenu par relations techniques. La numérisation est comme un impératif de matérialisation qui produit et précise les relations entre les entités différentes dans le monde. Une première proposition donc : partant du problème de la conservation des données, des choses et des mémoires, et de l’opposition que l’on pourrait faire entre le musée, et un musée qui n’aurait pas de mur, on peut se demander, après Google, ce que c’est qu’un musée dès lors qu’il devient un système qui va non seulement au-delà de l’espace physique mais aussi au-delà du web.
Ma seconde proposition concerne l’imagination, c’est à dire la capacité des projections et anticipations. J’ai touché un peu à ce thème tout à l’heure en parlant de l’imagination transcendantale de Kant et du ‘social computing’. J’ai essayé de souligner le parallèle entre le cerveau de l’humain et l’ordinateur en termes de schématisation. Je ne voulais pas avoir l’air de parler de science fiction, mais simplement mettre en évidence comment, avec ces techniques des relations, on peut trouver des circuits qui, passant entre les deux, sont à la fois plus faciles à soumettre au calcul et plus précis. Par exemple, l’architecture des metadonnées du Google Art Project expose déjà différents circuits : des causalités, des attentions, etc. Quand on clique sur une image, il montre tout de suite où on peut trouver ce tableau, et ce qui, du fait même de ce choix, pourra nous intéresser. Il est bien connu que la numérisation nous apporte des expériences nouvelles, mais il faut une méthode qui nous permette non seulement d’analyser mais aussi de participer. Et c’est pourquoi je voudrais proposer de penser ensemble la technique des relations et la question « qu’appelle-t-on penser ? », posé par Martin Heidegger dans 1951.
Ce texte était présenté dans un séminaire de muséologie organisé par IRI du centre Pompidou, 17 Janvier 2012, Je voudrais remercier Jeremy Lecomte de commenter et améliorer ce texte.